Droit Aerien

Aéroports/Environnement

Absence d’atteinte à la vie privée des riverains d’un aéroport à la suite de l’allongement de la piste – CEDH, 13 déc. 2012, Affaire Flamenbaum et autres c. France, n° 3675/04 ; 23264/04

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L'allongement de la piste principale de l'aéroport (impliquant des nuisances sonores) ne porte pas atteinte au droit à un environnement sain et calme protégé par l'article 8 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l'Homme dès lors que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts des riverains et ceux de la société dans son ensemble. L'allongement de la piste ne porte pas non plus atteinte à l'article 1 du Protocole no 1 qui protège le droit au respect des biens lorsque, d’une part, la preuve du lien de causalité entre l’allongement de la piste et l’augmentation du trafic n'est pas rapportée et, d’autre part, lorsque des mesures ont été prises par les autorités pour limiter l’impact des nuisances sonores.

 

Les requérants, ayant épuisé les voies de recours internes, qui ont toutes rejeté leurs demandes d’indemnisation pour le préjudice causé par la présence de l’aéroport de Deauville à proximité de leurs résidences, ont saisi la CEDH sur la base :

– de l’article 8 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) au motif que l’allongement de la piste principale en 1993 et les lacunes du processus décisionnel ayant conduit à cet allongement contreviennent à leur droit au respect de la vie privée et du domicile et au respect des intérêts des individus dans le processus décisionnel de l’administration, protégés par cet article.

– de l’article 1 du protocole n°1 qui protège le droit de propriété, considérant qu’ils supportent la perte de valeur vénale de leurs biens et les coûts d’insonorisation causés par l’allongement de la piste.

[…]

I.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 DE LA CONVENTION

[…]

B.  Appréciation de la Cour

1.  Rappel des principes

133. L’article 8 de la Convention protège le droit de l’individu au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Si la Convention ne reconnaît pas expressément le droit à un environnement sain et calme, lorsqu’une personne est affectée directement et gravement par le bruit ou d’autres formes de pollution, une question peut se poser sous l’angle de l’article 8 de la Convention (Hatton et autres précité, § 96). En particulier, des atteintes immatérielles ou incorporelles, telles que les bruits, les émissions, les odeurs et autres ingérences, peuvent affecter le droit au respect de la vie privée et du domicile, conçu non seulement comme le droit à un simple espace physique mais aussi comme celui à la jouissance, en toute tranquillité, dudit espace (Moreno Gómez c. Espagne, no 4143/02, § 53, CEDH 2004‑X, Giacomelli précité, § 76, CEDH 2006‑XII et Oluić c. Croatie, no 61260/08, § 44, 20 mai 2010). Si les atteintes sont graves, elles peuvent priver une personne de son droit au respect de son domicile parce qu’elles l’empêchent d’en jouir (López Ostra précité, § 51, Hatton précité, § 96, Taşkin précité, § 113 et Deés c. Hongrie, no 2345/06, § 21, 9 novembre 2010).

134.  L’article 8 peut trouver à s’appliquer dans les affaires d’environnement, que la pollution soit directement causée par l’État ou que la responsabilité de ce dernier découle de l’absence de réglementation adéquate de l’industrie privée. Que l’on aborde l’affaire sous l’angle d’une obligation positive, à la charge de l’État, d’adopter des mesures raisonnables et adéquates pour protéger les droits que les requérants puisent dans le paragraphe 1 de l’article 8, ou sous celui d’une ingérence d’une autorité publique à justifier sous l’angle du paragraphe 2, les principes applicables sont assez voisins. Dans les deux cas, il faut avoir égard au juste équilibre à ménager entre les intérêts concurrents de l’individu et de la société dans son ensemble ; de même, dans les deux hypothèses l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer les dispositions à prendre afin d’assurer le respect de la Convention. En outre, même pour les obligations positives résultant du paragraphe 1, les objectifs énumérés au paragraphe 2 peuvent jouer un certain rôle dans la recherche de l’équilibre voulu (Powell et Rayner c. Royaume‑Uni, 21 février 1990, § 41, série A no 172, López Ostra, précité, § 51 et Hatton et autres précité, § 98).

135.  La Cour rappelle également que, dans une affaire telle que celle considérée en l’espèce, qui a trait à des décisions de l’État ayant une incidence sur des questions d’environnement, l’examen auquel elle peut se livrer comporte deux aspects. Premièrement, elle peut apprécier le contenu matériel des décisions des autorités nationales en vue de s’assurer qu’elles sont compatibles avec l’article 8. Deuxièmement, elle peut se pencher sur le processus décisionnel afin de vérifier si les intérêts des individus ont été dûment pris en compte (Hatton et autres précité, § 99 et Taşkın et autres précité, § 115).

136. Pour ce qui est de l’aspect matériel, la Cour rappelle avoir dit à maintes reprises que dans des affaires soulevant des questions liées à l’environnement, l’État devait jouir d’une marge d’appréciation étendue (Buckley c. Royaume-Uni, arrêt du 25 septembre 1996, § 75, Recueil des arrêts et décisions 1996‑IV, Hatton et autres précité, § 123 et Taşkın et autres précité, § 116).

137.  S’agissant de l’aspect procédural, la Cour réitère que, chaque fois que les autorités nationales se voient reconnaître une marge d’appréciation susceptible de porter atteinte au respect d’un droit protégé par la Convention tel que celui en jeu en l’espèce, il convient d’examiner les garanties procédurales dont disposent les individus concernés pour déterminer si l’Etat défendeur n’a pas outrepassé les limites de sa marge d’appréciation (Buckley précité, § 76). Selon la jurisprudence constante de la Cour, même si l’article 8 ne renferme aucune condition explicite de procédure, il faut que le processus décisionnel débouchant sur des mesures d’ingérence soit équitable et respecte comme il se doit les intérêts individuels protégés par l’article 8. Il y a donc lieu d’examiner l’ensemble des éléments procéduraux, notamment le type de politique ou de décision en jeu, la mesure dans laquelle les points de vue des individus ont été pris en compte tout au long du processus décisionnel, et les garanties procédurales disponibles (Hatton et autres précité, § 104).

138.  Lorsqu’il s’agit pour un État de traiter des questions complexes de politique environnementale et économique, le processus décisionnel doit tout d’abord comporter la réalisation des enquêtes et études appropriées, de manière à permettre ainsi l’établissement d’un juste équilibre entre les divers intérêts concurrents en jeu. Il n’en résulte pas pour autant que des décisions ne peuvent être prises qu’en présence de données exhaustives et vérifiables sur tous les aspects de la question à trancher (Hatton et autres, précité, § 128 et Taşkın et autres précité, § 118). L’importance de l’accès du public aux conclusions de ces études ne fait pas de doute (Taşkın et autres précité, § 119 et la jurisprudence citée). Enfin, les individus concernés doivent aussi pouvoir former un recours contre toute décision, tout acte ou toute omission devant les tribunaux, s’ils considèrent que leurs intérêts ou leurs observations n’ont pas été suffisamment pris en compte dans le processus décisionnel (Taşkın et autres précité, ibidem et Tătar c. Roumanie, no 67021/01, § 88, 27 janvier 2009).

2.  Application au cas d’espèce

a)  Sur l’applicabilité de l’article 8 de la Convention

139.  La Cour rappelle qu’elle a déclaré l’article 8 applicable dans plusieurs affaires où les requérants se plaignaient du bruit causé par le fonctionnement de l’aéroport de Heathrow (Powell et Rayner précité et Hatton et autres précité) ou celui de l’aéroport de Denham (Ashworth et autres c. Royaume-Uni (déc.), no 39561/98, 20 janvier 2004). Dans la présente affaire, les requérants mettent en cause les nuisances sonores engendrées par l’allongement de la piste principale de l’aéroport de Deauville, dont ils sont tous riverains.

140.  La Cour observe que, selon l’expertise B. et les décisions rendues par les juridictions administratives les habitations des requérants sont situées, pour les plus proches, à quelques centaines de mètres et, pour les plus éloignées, à 2,5 km de la piste principale de l’aéroport. Même si les mesures de bruit effectuées par l’expert ont été déclarées irrégulières et n’ont donc pas pu être prises en compte par les juridictions internes, ces dernières ont retenu que les requérants pouvaient être exposés à des bruits de forte intensité lors du passage d’avions, notamment de gros porteurs (paragraphes 46-49 ci-dessus). Dans ces conditions, la Cour considère que les bruits auxquels ils sont exposés atteignent un niveau suffisant pour que l’article 8 trouve à s’appliquer en l’espèce, ce qui n’est d’ailleurs pas sérieusement contesté par le Gouvernement (cf. Hatton et autres précité, § 118, décision Ashworth et autres précitée et a contrario Fägerskiöld c. Suède, no 37664/04, 26 février 2008 et Galev et autres c. Bulgarie (déc.), no 18324/04, 29 septembre 2009).

141.  La Cour doit ensuite déterminer si la présente affaire met en jeu une ingérence des autorités dans les droits que les requérants tirent de l’article 8, ou si elle doit être envisagée sous l’angle des obligations positives de l’État. La Cour relève tout d’abord que, à la différence de la situation dans les affaires Hatton et autres (§ 119) et Ashworth et autres, le terrain et les installations de l’aéroport appartiennent à une autorité publique (la commune de Deauville) et que son aménagement, sa gestion et son entretien ont été confiés par l’État à des personnes publiques (chambre de commerce et d’industrie et, depuis 2007, syndicat mixte de l’aéroport, voir paragraphes 14 et 54 ci‑dessus). De surcroît, les décisions relatives à l’allongement de la piste dont les requérants se plaignent ont été prises par les autorités publiques (décret du 4 avril 1991 approuvant le plan de servitudes de dégagement de l’aérodrome et arrêté préfectoral du 5 mars 1991 autorisant l’allongement de la piste, voir paragraphes 18 et 31 ci‑dessus). Dans ces conditions, la Cour examinera le grief des requérants sous l’angle d’une ingérence de l’État.

b)  Sur l’observation de l’article 8 de la Convention

i.  Sur le volet matériel

142.  Pour être compatible avec l’article 8, l’ingérence doit être prévue par la loi, viser un but légitime et être nécessaire dans une société démocratique. En particulier, la Cour doit s’assurer que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts des individus et de la société dans son ensemble (paragraphe 134 ci-dessus).

α)  Ingérence prévue par la loi

143.  Les requérants font valoir que les autorités n’auraient pas respecté le droit interne, dans la mesure où le projet d’extension de l’aéroport aurait dû faire l’objet d’une étude globale, alors que les enquêtes publiques menées auraient été « parcellaires ».

144.  La Cour observe toutefois qu’à l’occasion des recours dont les ont saisies les requérants, les juridictions administratives ont jugé que les décisions prises par les autorités étaient conformes au droit interne. Le Conseil d’État a ainsi considéré que le décret du 4 avril 1991 (approuvant le plan de servitudes de dégagement de l’aérodrome) avait été pris dans le respect de la procédure et du droit applicable et que, ce décret faisant l’objet d’une procédure distincte de celle de l’allongement de la piste, l’administration pouvait conduire séparément ces différentes opérations (paragraphe 20 ci-dessus). Par ailleurs, dans le cadre du recours dirigé contre l’arrêté préfectoral du 5 mars 1991 autorisant l’extension de la piste, le tribunal administratif et la cour administrative d’appel ont estimé conformes au droit interne tant l’étude d’impact que l’arrêté lui-même (paragraphes 32-33 ci-dessus). Quant au dernier point soulevé par les requérants, à savoir l’absence de mesure sérieuse de nature à prévenir, limiter ou réparer les nuisances, la Cour l’envisagera dans le cadre de l’examen de l’équilibre à préserver entre les intérêts en cause (paragraphe 153).

145.  La Cour conclut donc que l’ingérence en cause était prévue par la loi, au sens de l’article 8 précité.

β)  But légitime

146.  Les parties s’opposent sur l’existence d’un but légitime. Le Gouvernement fait valoir l’intérêt économique pour la région de l’extension de la piste, qu’il estime aussi légitime qu’un intérêt national, alors que les requérants soutiennent que l’on ne saurait assimiler des intérêts économiques purement locaux – de surcroît non avérés selon eux – au « bien-être économique du pays », au sens du paragraphe 2 de l’article 8.

147.  La Cour rappelle tout d’abord que, dans la décision Ashworth et autres précitée, qui concernait l’aéroport de Denham, dont la capacité est beaucoup plus réduite que celle de l’aéroport de Deauville, elle a retenu l’existence d’une justification économique locale, à savoir l’emploi généré par l’aéroport.

148.  Dans la présente affaire, la Cour note que l’étude d’impact réalisée en 1990 relevait la présence d’un bassin de clientèle important en raison de la situation géographique de l’aéroport et soulignait les effets favorables prévisibles de l’allongement de la piste, non seulement sur l’activité de ce dernier, mais également sur l’économie locale, voire régionale (paragraphe 24 ci-dessus). La commission d’enquête a également conclu que l’extension de la piste contribuerait au développement économique de la région (paragraphe 29 ci-dessus). La Cour observe que les juridictions administratives ont confirmé l’intérêt économique de cet allongement, destiné à permettre l’accueil d’avions de plus grande capacité. Ainsi, dans son jugement du 13 juin 1995 (relatif à l’arrêté autorisant l’extension de la piste), le tribunal administratif de Caen a reconnu le caractère d’utilité publique de l’opération envisagée, et la cour administrative d’appel de Nantes, dans son arrêt du 16 décembre 1998, a retenu que ce projet, par l’amélioration de la capacité d’accueil d’avions moyens-courriers ou charters, visait à développer « un trafic de passagers répondant à l’importance des activités touristiques et de congrès ou des pèlerinages et, d’autre part, un trafic de fret consacré au transport de chevaux à proximité d’une importante région d’élevage de pur‑sangs » (paragraphes 32-33 ci‑dessus).

149.  La Cour conclut donc à l’existence d’un but légitime, à savoir le bien-être économique de la région (cf. mutatis mutandis Ruano Morcuende c. Espagne (déc.), no 75287/01, 6 septembre 2005).

γ)  Nécessité de l’ingérence

150. La Cour doit établir si l’ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et, en particulier, si un juste équilibre a été ménagé entre les intérêts en jeu, compte tenu de la marge d’appréciation étendue dont bénéficie l’État dans ce domaine.

151.  La Cour examinera en premier lieu si l’allongement de la piste principale en 1993 a entraîné une augmentation du trafic de l’aéroport de Deauville, et notamment des mouvements commerciaux, qui représentent 5% du trafic total. Elle observe à cet égard que, dans son rapport déposé en 1997, l’expert B. avait relevé une stagnation des mouvements au cours des années 1991 à 1996 et une baisse de 8% par rapport à la moyenne des années 1993 à 1996. Les chiffres communiqués par le Gouvernement font apparaître que le nombre de mouvements commerciaux a baissé en 1994 et 1995, soit après l’allongement de la piste, et qu’à l’exception de l’année 1996, la moyenne des mouvements commerciaux pendant la période 1994-2006 a été constamment inférieure à celle de la période 1988-1992. Si le nombre de ces mouvements augmente depuis 2006, il reste néanmoins inférieur à ceux enregistrés en 1989 et 1990.

Il ressort par ailleurs des données produites que le nombre de vols « charters », dont se plaignent plus particulièrement les requérants, n’a pas sensiblement augmenté après l’allongement de la piste et que ce n’est qu’à compter de 2004 – soit dix ans plus tard – qu’il a commencé à croître. Enfin, il apparaît que les mouvements non commerciaux sont en baisse depuis 1994 et que le nombre de vols destinés au transport de chevaux est désormais négligeable.

152.  Dans ces conditions, la Cour n’estime pas établi que l’allongement de la piste ait entraîné « une augmentation considérable du trafic aérien » comme le soutiennent les requérants, ce qui est confirmé par le nouveau plan d’exposition au bruit adopté en 2008 (paragraphe 124 ci-dessus).

153. La Cour doit également prendre en considération les mesures mises en place par les autorités pour limiter l’impact des nuisances sonores (Hatton précité, § 127). Elle observe en premier lieu que le préfet n’a autorisé l’allongement de la piste qu’à 2 550 mètres, au lieu des 2 720 mètres projetés, au motif que cette longueur était suffisante pour atteindre le but poursuivi (paragraphe 31 ci-dessus).

Par ailleurs, les éléments suivants ressortent des documents produits : en application de la règlementation de l’Union européenne, les avions les plus bruyants dits «  de première génération », sur lesquels l’expert B. avait fondé ses mesures de bruit, ne sont plus autorisés à voler en France ; l’aéroport n’accueille plus de voltige ni de vols d’entraînement militaires, source de gêne pour les riverains selon l’étude d’impact (paragraphe 25 ci‑dessus). Les vols d’entraînement civils sont réglementés et certains sont interdits de 18 h à 6 h en semaine, le samedi après 12h et les dimanches et jours fériés. Le Gouvernement a précisé que l’aéroport ne connaissait que de très rares vols de nuit, ce que la Cour n’a pas de raison de mettre en doute. Enfin, les deux lignes régulières qu’il accueille fonctionnent en journée.[16]

En outre, la Cour observe que les autorités ont mis en place depuis 2009 des procédures « de moindre bruit », consistant à modifier l’altitude et la trajectoire des avions à l’atterrissage et au décollage, pour limiter le survol des populations riveraines et diminuer les nuisances sonores (paragraphes 61-62 ci-dessus).

154. La Cour a relevé que les juridictions internes avaient reconnu le caractère d’utilité publique du projet d’allongement de la piste et a admis que le Gouvernement justifiait en l’espèce d’un but légitime, à savoir le bien-être économique de la région, (paragraphes 148‑149 ci-dessus). Compte tenu des constatations qu’elle a faites aux paragraphes 151-152 ci‑dessus et des mesures prises pour limiter l’impact des nuisances sonores pour les riverains, la Cour estime dès lors que les autorités ont ménagé un juste équilibre entre les intérêts en présence.

ii.  Sur le processus décisionnel

155.  La Cour rappelle que le processus décisionnel doit comporter la réalisation des enquêtes et études appropriées et permettre l’accès du public aux conclusions de ces études. Enfin, un recours doit être ouvert aux individus s’ils considèrent que leurs intérêts ou leurs observations n’ont pas été suffisamment pris en compte (voir paragraphe 138 ci-dessus).

156.  Sur le premier point, la Cour observe tout d’abord que le projet d’allongement de la piste a été précédé d’une étude d’impact détaillée. Contrairement à ce que soutiennent les requérants, elle envisageait les effets du projet non seulement sur les milieux physique et biologique, les activités, l’urbanisme, le patrimoine et le paysage, mais également sur les nuisances sonores (paragraphe 22-27 ci‑dessus). Ce projet a aussi donné lieu à une enquête publique, lors de laquelle, les pièces du dossier ayant été rendues disponibles dans six mairies, le public a pu porter ses observations sur les registres d’enquête et rencontrer les membres de la commission d’enquête (paragraphes 28-29 ci-dessus). La Cour relève en outre que l’étude d’impact et le dossier de l’enquête publique ont été transmis à la commission consultative de l’environnement à laquelle l’ADRAD, dont tous les requérants sont membres (cf. Hatton précité, § 128), a été représentée.

Le plan de servitudes aéronautiques de dégagement a également fait l’objet dans les trente-deux mairies concernées d’une enquête publique lors de laquelle les riverains ont pu faire valoir leurs observations (paragraphe 17 ci-dessus). Enfin, une autre enquête publique a précédé l’adoption du plan de servitudes radioélectriques (paragraphe 37 ci-dessus).

157. Dans ces conditions, la Cour conclut que des enquêtes et études appropriées ont été menées et que le public a pu accéder de façon satisfaisante à leurs conclusions.

158.  Sur le second point, la Cour relève que les requérants disposaient en droit interne de deux types de recours devant les juridictions administratives, à savoir le recours en excès de pouvoir contre les actes relatifs à l’extension de la piste, susceptible d’aboutir à leur annulation, et le recours en réparation des préjudices causés par cette extension. Ils ont fait usage de l’ensemble de ces recours, directement ou par l’intermédiaire de l’ADRAD : ils ont ainsi formé des recours en annulation contre le décret du 4 avril 1991 approuvant le plan de servitudes de dégagement, contre l’arrêté du 5 mars 1991 autorisant l’allongement de la piste, ainsi que contre la décision du 3 novembre 1995 ordonnant la suppression d’obstacles gênants.

Ils ont ensuite, après une expertise ordonnée par le juge des référés, formé un recours en indemnisation dirigé contre l’État, la commune et la chambre de commerce et d’industrie, dans le cadre duquel leurs arguments ont été examinés par trois degrés de juridiction (cf. décision Ruano Morcuende, précitée).

159.  Pour autant que les requérants se plaignent du « morcellement » du processus décisionnel et du fait qu’ils n’auraient pu faire examiner l’ensemble du projet par un juge unique, la Cour rappelle avoir dit dans l’arrêt Hatton précité (§ 123) que si l’État est tenu de prendre dûment en considération les intérêts particuliers dont il a l’obligation d’assurer le respect en vertu de l’article 8, il y a lieu, en principe, de lui laisser le choix des moyens à employer pour remplir ses obligations. En l’espèce, la Cour estime pertinent l’argument du Gouvernement selon lequel le droit interne ne permettait pas de procéder autrement. Elle constate en tout état de cause que les requérants ont eu l’occasion de participer à chaque phase du processus décisionnel et de faire valoir leurs observations.

160.  Au vu de ce qui précède, la Cour ne décèle aucun vice dans le processus décisionnel mis en œuvre (Hatton précité, § 129).

iii.  Conclusion

161.  La Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 8 de la Convention.

 

[…]

II.  SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

[…]

B.  Appréciation de la Cour

184.  La Cour rappelle que, selon une jurisprudence constante, l’article 1 précité ne garantit pas, en principe, le droit au maintien des biens dans un environnement agréable (décision S. c. France précitée, Moore c. Royaume‑Uni (déc.), no 40425/98, 15 juin 1999, Ünver c. Turquie (déc.), no 36209/97, 26 septembre 2000, décisions Taşkın et autres et Galev et autres précitées et Darkowska et Darkowski c. Pologne (déc.), no 31339/04, § 71, 15 novembre 2011).

185.  Les requérants font valoir que les nuisances sonores générées par l’allongement de la piste de l’aéroport ont entraîné une baisse de la valeur vénale de leurs propriétés. Le Gouvernement estime, pour sa part, qu’ils n’en justifient pas.

186. Les requérants s’appuient sur deux expertises, dont seule la première a été ordonnée par le juge administratif (paragraphe 39 ci-dessus). L’expert B. a conclu qu’en application du nouveau plan d’exposition au bruit qu’il avait défini, les propriétés des requérants avaient perdu entre 70 % et 90 % de leur valeur (paragraphe 42 ci-dessus). Toutefois, la Cour relève que le tribunal administratif, approuvé par la cour administrative d’appel et le Conseil d’État, a jugé l’expertise irrégulière et a notamment retenu que l’expert avait outrepassé sa mission en définissant un nouveau plan d’exposition au bruit et en procédant « à une évaluation des préjudices (…) à partir d’éléments qu’il n’a[vait] pas lui-même appréciés et par application de méthodes forfaitaires dépourvues de rigueur, en particulier pour l’estimation de la dépréciation de la propriété » (paragraphe 46 ci‑dessus). Les requérants s’appuient également sur l’expertise H. réalisée à leur demande, qui concerne sept de leurs propriétés. L’expert a conclu à une perte de valeur vénale de 25 % à 60 % en raison de la présence de l’aéroport, sans toutefois indiquer la méthode qu’il a utilisée pour parvenir à cette conclusion et pour calculer l’abattement forfaitaire sur la valeur des propriétés.

187.  La Cour doit tenir compte des éléments suivants : tout d’abord, le grief des requérants ne porte pas sur les nuisances engendrées par la présence de l’aéroport, mais sur elles causées par l’allongement de sa piste principale.

188.  En deuxième lieu, elle rappelle qu’afin d’être en mesure de statuer sur ce grief, la chambre a demandé aux parties de préciser le prix d’achat actualisé des propriétés, ainsi que leur valeur marchande actuelle, d’indiquer si cette valeur marchande correspondait au prix du marché de propriétés non exposées aux nuisances dénoncées, et de produire à l’appui tout élément pertinent à cet égard (paragraphe 173 ci-dessus).

189.  Or, elle constate que les documents produits par les requérants n’apportent pas les réponses demandées : l’expertise H., qui ne concerne que sept propriétés sur treize, ne précise pas leur prix d’achat actualisé et ne donne aucune indication sur la méthode employée pour calculer leur valeur marchande actuelle ; en outre, aucune comparaison n’est faite avec la valeur marchande de propriétés non exposées aux nuisances dénoncées, et le calcul de l’abattement forfaitaire pratiqué par l’expert n’est pas expliqué.

En troisième lieu, ces documents sont contradictoires entre eux : la Cour observe en effet des variations importantes dans la valeur vénale de la même propriété, selon qu’elle est évaluée par l’expert, le notaire ou l’agence immobilière ; les attestations notariales, produites pour huit propriétés (propriétés Akierman, Célice, Flamenbaum, Konstantyner, Lelièvre, Loisy, Marie et Morandi) affectent en général à leur valeur estimée une décote différente de celle appliquée par l’expert et les attestations d’agences immobilières ne font pas ressortir de décote. En outre, lorsqu’elle est appliquée, la décote est liée expressément à la proximité de l’aéroport et non à son extension.

190.  Dans ces conditions, en l’absence des précisions demandées par la chambre et en l’état des documents produits, la Cour considère que les requérants n’établissent pas si et dans quelle mesure l’allongement de la piste de l’aéroport de Deauville a pu avoir une incidence sur la valeur de leurs biens (décisions Rayner, Ashworth et Fägerskiöld précitées).

191. La Cour ne peut davantage prendre en compte le coût des travaux d’isolation phonique, eu égard, d’une part, au fait que les requérants n’ont pas justifié d’un lien de causalité entre l’allongement de la piste et l’augmentation du trafic (paragraphe 152 ci-dessus) et, d’autre part, aux mesures prises par les autorités pour limiter l’impact des nuisances sonores (paragraphes 153 ci-dessus).

192.  En conséquence, faute pour les requérants d’établir l’existence d’une atteinte à leur droit au respect de leurs biens, la Cour conclut qu’il n’y a pas eu en l’espèce violation de l’article 1 du Protocole no 1.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 8 de la Convention ;

2.  Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 à la Convention.