Tribunal administratif de Paris, 3ème section, 2ème chambre, 16 mars 2023, n°2107085 ;
Vu la procédure suivante :
Par une requête et des mémoires, enregistrés les 5 avril 2021, 15 septembre 2022, 14 octobre 2022 et 14 novembre 2022, la compagnie X…, représentée par […], demande au tribunal, dans le dernier état de ses écritures :
1°) d’annuler la décision R/18-0623 du 3 février 2021 par laquelle le ministre de l’intérieur lui a infligé une amende de 20 000 euros ou de la décharger de l’obligation de payer cette somme ;
2°) à titre subsidiaire, d’ordonner la communication de tout procès-verbal qui se réfère au vol et/ou au passager en cause ;
3°) de surseoir à statuer dans l’attente de la décision du Conseil d’Etat relative à l’arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris n° 19PA01412 du 5 février 2021 ;
4°) de mettre à la charge de l’Etat la somme de 2 000 euros au titre de l’article L. 761-1 du code de justice administrative.
[…]
Considérant ce qui suit :
1. Le 23 mars 2018, les services de la police aux frontières de l’aéroport de Paris-Charles de Gaulle ont requis la compagnie X… afin qu’elle procède au réacheminement vers la Tunisie le 24 mars 2018 d’un passager de nationalité tunisienne, qui avait fait l’objet d’un refus d’entrée sur le territoire national le 21 mars 2018 à la suite de son arrivée en France par le vol AF 1185. Par procès-verbaux des 24 et 26 août 2018, les mêmes services ont constaté le défaut de réacheminement de ce passager, à la suite de la décision du commandant de bord refusant de l’embarquer. Par une décision du 3 février 2021, le ministre de l’intérieur a infligé à la compagnie X… une amende de 20 000 euros pour le non-réacheminement du passager en cause. Par la présente requête, la compagnie X… demande au tribunal d’annuler cette décision ou de la décharger de l’amende mise à sa charge.
Sur le cadre juridique :
2. D’une part, en application de l’article 26 de la convention d’application de l’accord de Schengen signée le 19 juin 1990, les États signataires se sont engagés à instaurer l’obligation pour les entreprises de transport de « reprendre en charge sans délai » les personnes étrangères dont l’entrée sur le territoire de ces États a été refusée et de les ramener vers un État tiers. Selon l’article 3 de la directive 2001/51/CE du 28 juin 2001 complétant les stipulations précitées, les Etats membres prennent les mesures nécessaires pour imposer aux transporteurs l’obligation de trouver immédiatement le moyen de réacheminer les ressortissants de pays tiers dont l’entrée dans l’espace Schengen est refusée. L’article L. 213-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile alors applicable, pris pour la transposition de cette directive, devenu l’article L. 333-3, dispose : « Lorsque l’entrée en France est refusée à un étranger non ressortissant d’un Etat membre de l’Union européenne, l’entreprise de transport aérien ou maritime qui l’a acheminé est tenue de ramener sans délai, à la requête des autorités chargées du contrôle des personnes à la frontière, cet étranger au point où il a commencé à utiliser le moyen de transport de cette entreprise, ou, en cas d’impossibilité, dans l’Etat qui a délivré le document de voyage avec lequel il a voyagé ou en tout autre lieu où il peut être admis ». Le 1 de l’article L. 625-7 du même code, dans la rédaction alors applicable, déclaré conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel par sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021 et devenu l’article L. 821-10, prévoit qu’est punie d’une amende d’un montant maximal de 30 000 euros « L’entreprise de transport aérien ou maritime qui ne respecte pas les obligations fixées aux articles L. 213-4 à L. 213-6 ».
3. D’autre part, aux termes de l’article L. 6522-3 du code des transports : « Le commandant de bord a autorité sur toutes les personnes embarquées. Il a la faculté de débarquer toute personne parmi l’équipage ou les passagers, ou toute partie du chargement, qui peut présenter un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l’aéronef ». Aux termes de l’annexe III au règlement n° 859/2008 de la Commission du 20 août 2008 modifiant le règlement n° 3922/91 du Conseil en ce qui concerne les règles techniques et procédures administratives communes applicables au transport commercial par avion, alors en vigueur : « OPS 1085. Responsabilité de l’équipage / Le commandant de bord () a le droit de refuser de transporter des passagers non admis, des personnes expulsées ou des personnes en état d’arrestation si leur transport présente un risque quelconque pour la sécurité de l’avion ou de ses occupants. () OPS 1265. Transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention. / L’exploitant doit établir des procédures pour le transport de passagers non admissibles, refoulés ou de personnes en détention afin d’assurer la sécurité de l’avion et de ses occupants. Le transport d’une de ces personnes doit être notifié au commandant de bord ».
4. Il résulte de ces dispositions et, s’agissant de celles de l’article L. 213-4 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, de l’interprétation donnée par le Conseil constitutionnel dans sa décision n° 2021-940 QPC du 15 octobre 2021, que les entreprises de transport aérien sont tenues d’assurer sans délai, à la requête des services de police aux frontières, la prise en charge et le transport des personnes de nationalité étrangère non admises sur le territoire français. Elles doivent établir des procédures internes permettant d’assurer la sécurité des aéronefs et de leurs occupants lors du transport de passagers non admissibles ou refoulés, sans que les en dispense la faculté donnée au commandant de bord par l’article L. 6522-3 du code des transports de débarquer toute personne présentant un danger pour la sécurité, la santé, la salubrité ou le bon ordre à bord de l’aéronef. Ces dispositions n’ont toutefois ni pour objet, ni pour effet de mettre à la charge de ces entreprises une obligation de surveiller la personne devant être réacheminée ou d’exercer sur elle une contrainte, de telles mesures relevant de la seule compétence des autorités de police.
5. Pour déterminer s’il y a lieu de sanctionner l’entreprise de transport et fixer le montant de la sanction prévue par l’article L. 625-7 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, l’administration doit prendre en compte, notamment, le comportement du passager et les diligences accomplies par l’entreprise pour respecter ses obligations, au nombre desquelles figure la mise en place de procédures de réacheminement. Mais l’impossibilité dûment établie de réacheminer le passager en raison de son comportement et des exigences de la sécurité à bord, alors qu’il n’incombe pas au transporteur de pourvoir à la surveillance de l’intéressé et qu’il ne lui appartient pas d’exercer sur lui une contrainte, constitue une circonstance exonératoire.
Sur le bien-fondé de la sanction :
6. D’une part, les allégations de la compagnie X… selon lesquelles elle aurait établi les procédures internes permettant d’assurer la sécurité des aéronefs et de leurs occupants lors du transport de passagers non admissibles ou refoulés en permettant notamment l’accès du passager en cause à l’aéronef par l’arrière sont contredites par le procès-verbal du 24 mars 2018 dans lequel l’agent de police judiciaire a expressément relevé l’absence de l’escabeau requis pour l’accès à bord de l’avion. D’autre part, il résulte de l’instruction, en particulier du procès-verbal précité et de la décision formalisée du commandant de bord du 24 mars 2018, que celui-ci a refusé de prendre en charge le passager en cause sans préciser de motif. Si la compagnie X… indique que le passager a manifesté, pour cette seconde tentative de réacheminement, un refus d’embarquer, aucune pièce versée au dossier ne permet de confirmer ses déclarations relatives à l’incompatibilité du comportement de l’intéressé avec les exigences de la sécurité à bord de l’avion. Dans ces conditions, la compagnie X… n’est pas fondée à se prévaloir de la circonstance exonératoire rappelée au point 5 du présent jugement.
7. Dans les circonstances de l’espèce, le montant de la sanction de 20 000 euros retenu par le ministre de l’intérieur n’apparaît pas disproportionné.
8. Il résulte de ce qui précède que la compagnie X… n’est pas fondée à demander l’annulation de la décision attaquée du 3 février 2021 ni la décharge de la somme de 20 000 euros mise à sa charge, sans qu’il soit, en tout état de cause, besoin de statuer sur les demandes de communication de documents et de sursis à statuer. Par voie de conséquence, les conclusions relatives aux frais d’instance présentées par la société requérante doivent également être rejetées.
DECIDE :
Article 1er : La requête de la compagnie X… est rejetée.
Article 2 : Le présent jugement sera notifié à la compagnie X… et au ministre de l’intérieur et des outre-mer.