Texte intégral
TRIBUNAL JUDICIAIRE D’AMIENS
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ORDONNANCE
du juge de la mise en état
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10 Octobre 2024
Grosse le :
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Expéditions le :
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à expert : copies
N° RG 23/03443 – N° Portalis DB26-W-B7H-HXSY 1ère Chambre – JME – CAB n°2
demandeur(s)
avocat(s)
défendeur(s)
avocat(s)
Madame [M] [N] Tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineures [S] [B] [A] [T] née le [Date naissance 1] 2015 à [Localité 8] et [K] [D] [Y] [T] née le [Date naissance 3] 2017 à [Localité 8].
[Adresse 2]
[Localité 7]
Représentant : Maître Franck DELAHOUSSE de la SELARL DELAHOUSSE ET ASSOCIÉS, avocats au barreau d’AMIENS – Représentant : Maître Pascale RONDEL, avocat au barreau de DIEPPE
S.A.R.L. XL INSURANCE COMPANY SE Inscrite au RCS de PARIS sous le n° 419 408 927
[Adresse 5]
[Localité 6]
Représentant : Maître Dorothée FAYEIN BOURGOIS de la SCP FAYEIN BOURGOIS-WADIER, avocats au barreau d’AMIENS
Maître Benjamin POTIER de la
SAS CPC & ASSOCIES, avocats au barreau de PARIS
La Juge de la mise en état statuant après avoir entendu les avocats des parties à l’audience du jeudi 12 septembre 2024 ;
EXPOSE DES FAITS ET DE LA PROCEDURE
Le [Date décès 4] 2021, [C] [T] est décédé suite à l’écrasement de l’ULM immatriculé 95SN appartenant à [P] [V] et assuré par la compagnie XL Insurance Company, dans lequel il était passager et dont le pilote, [P] [V], est également décédé, peu de temps après le décollage de l’aérodrome du [Localité 9] dans un contexte de dégradation de la météo (présence de brouillard).
Le parquet et le BEA (bureau d’enquête et de l’analyse pour la sécurité de l’aviation civile) ont ouvert une enquête afin de déterminer les causes de l’accident.
Les conclusions du BEA étaient les suivantes :
« Le jour de l’accident, les données météorologiques disponibles indiquaient que les conditions étaient défavorables pour un vol à vue sur la côte avec la présence de brume, de brouillard et d’un plafond bas à 600 FT. Le pilote a néanmoins décidé d’effectuer un vol à destination de la Baie de Somme accompagné d’un passager.
Il est possible qu’ayant rencontré des conditions météorologiques incompatibles avec la poursuite du vol en conditions de vol à vue, le pilote ait réduit la vitesse et soit descendu pour conserver ou retrouver la vue du sol. L’ULM a décroché plusieurs fois à faible vitesse avant la collision avec le sol.
L’ULM a été configuré pour l’atterrissage au cours du vol, ce qui pourrait indiquer que le pilote avait l’intention d’effectuer un atterrissage de précaution en campagne. »
Dans ce contexte, Mme [M] [N] veuve [T] a saisi le tribunal judiciaire d’Amiens, tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineures, [S] et [K] [T], par assignation délivrée le 7 novembre 2023 aux fins de condamner la compagnie XL Insurance Company à lui régler les sommes suivantes :
I – Préjudice d’affection
— Mme [M] [T]-[N] : 30 000,00 €
— [S] [T] : 15 000,00 €
— [K] [T] : 15 000,00 €
II – Préjudice économique
— Mme [M] [T]-[N] : 200 000,00 €
— [S] [T] : 17 430,00 €
— [K] [T] : 19 812,00 €
Constater que l’exécution provisoire est de droit.
Condamner la compagnie XL Insurance Company à régler à Mme [M] [T]-[N] tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineures, [S] et [K] [T], la somme de 3 500,00 € sur le fondement de l’article 700 du code de procédure civile.
Condamner la compagnie XL Insurance Company aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Franck Delahousse pour ceux dont il aurait fait l’avance sans avoir reçu préalablement provision.
Suivant conclusions d’incident notifiées par RPVA le 13 mai 2024, la compagnie XL Insurance Company sollicite de déclarer l’action des demandeurs irrecevable en ce qu’elle serait prescrite sur le fondement de l’article 789-6 du code de procédure civile, ainsi que des articles L.6421-4, L.6422-2 à L.6422-5 du code des transports dans sa version en vigueur au moment des faits, et sollicite que Mme [N] veuve [T] soit condamnée à lui payer la somme de 1 000 euros au titre de l’article 700 du code de procédure civile, outre les entiers dépens.
Au soutien de ses prétentions, la compagnie XL Insurance Company fait valoir sur le fondement de l’article L.6422-5 du code des transports que l’action en responsabilité contre le transporteur doit être intentée dans le délai de deux ans et que l’action directe contre l’assureur du transporteur se prescrit dans le même délai.
Il est rappelé que l’accident a eu lieu le [Date décès 4] 2021 et que l’assignation a été délivrée le 7 novembre 2023 alors que toute action en responsabilité contre le transporteur était prescrite depuis le [Date décès 4] 2023.
La demanderesse à l’incident rappelle la jurisprudence aux termes de laquelle, les causes d’interruption de la prescription sont limitativement énumérées par les articles 2240, 2241 et 2244 du code civil et que les tentatives de règlement amiable n’interrompent pas la prescription.
Elle soutient en conséquence que la requérante aurait dû assigner dans le délai biennal et solliciter ensuite un sursis à statuer dans l’attente de production de pièces permettant d’obtenir une indemnisation.
Suivant conclusions d’incident notifiées par RPVA le 21 mars 2023, Mme [N] veuve [T] sollicite de :
Rejeter l’exception d’irrecevabilité soulevée par la compagnie XL Insurance Company SE.La débouter de l’ensemble de ses demandes, fins et conclusions. L’inviter à conclure sur le fond. La condamner aux entiers dépens dont distraction au profit de Maître Franck Delahousse pour ceux dont il aurait fait l’avance sans avoir reçu préalablement provision.En réplique à l’incident, Mme [N] veuve [T] fait valoir que l’interruption de la prescription a eu lieu du fait de l’attente du procès-verbal de l’enquête pénale (obtenu le 21 avril 2023) et des tentatives amiables à réception du procès-verbal.
Pour un plus ample exposé des moyens développés par les parties, il sera renvoyé à la lecture des conclusions précitées conformément à l’article 455 du code de procédure civile.
L’incident a été plaidé à l’audience du 12 septembre 2024 et mis en délibéré pour le 10 octobre 2024.
MOTIFS
Sur l’irrecevabilité des demandesL’article 789 6° du code de procédure civile dispose que lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu’à son dessaisissement, seul compétent, à l’exclusion de toute autre formation du tribunal, pour statuer sur les fins de non-recevoir.
Aux termes de l’article 122 du code de procédure civile, constitue une fin de non-recevoir tout moyen qui tend à faire déclarer l’adversaire irrecevable en sa demande, sans examen au fond, pour défaut de droit d’agir, tel le défaut de qualité, le défaut d’intérêt, la prescription, le délai préfix, la chose jugée.
En matière d’assurance, l’article L.124-3 du code des assurances prévoit que le tiers lésé dispose d’un droit d’action directe à l’encontre de l’assureur garantissant la responsabilité civile de la personne responsable.
Suivant une jurisprudence constante, l’action directe du tiers lésé à l’encontre de l’assureur du responsable se prescrit par le même délai que son action contre le responsable.
En matière de transport aérien, l’article L.624-1 du code des transports prévoit que la responsabilité du transporteur aérien non soumis aux dispositions de l’article L.6421-3 est régie par les stipulations de la convention de Varsovie du 12 octobre 1929, dans les conditions définies par les articles L.6422-2 à L.6422-5. Toutefois, la limite de la responsabilité du transporteur relative à chaque passager est fixée à 114 336 euros.
Sauf stipulations conventionnelles contraires, la responsabilité du transporteur aérien effectuant un transport gratuit n’est engagée, dans la limite prévue par le premier alinéa, que s’il est établi que le dommage a pour cause une faute imputable au transporteur ou à ses préposés.
La responsabilité du transporteur aérien ne peut être recherchée que dans les conditions et limites prévues par le présent article, quelles que soient les personnes qui la mettent en cause et quel que soit le titre auquel elles prétendent agir.
L’article L.6422-5 du code des transports, reprenant les dispositions de l’article 29.1 de la Convention de Varsovie du 12 octobre 1929, dispose que l’action en responsabilité contre le transporteur est intentée, sous peine de déchéance, dans le délai de deux ans à compter de l’arrivée à destination du jour où l’aéronef aurait dû arriver ou de l’arrêt du transport.
Suivant arrêt du 1er juillet 1977 (n°75-15.443) rendu en assemblée plénière, la Cour de Cassation a décidé qu’il n’existe aucune disposition expresse selon laquelle, par dérogation aux principes du droit interne français, ce délai ne serait susceptible ni d’interruption ni de suspension.
Les causes d’interruption de la prescription sont limitativement énumérées par les articles 2240 à 2246 du code civil.
En l’espèce, [C] [T] a effectué un baptême de l’air à bord d’un ULM piloté par [P] [V] et il n’est pas démontré à ce stade de la procédure que le vol était rémunéré.
L’accident est survenu le [Date décès 4] 2021 peu de temps après le décollage de l’appareil vraisemblablement en raison de conditions météorologiques défavorables.
Le délai de deux ans a commencé à courir à cette date et l’action en responsabilité contre le transporteur aérien s’est retrouvée forclose le [Date décès 4] 2023.
Cependant, l’assignation a été délivrée le 7 novembre 2023, soit postérieurement à la date de déchéance.
Il n’est versé à la procédure aucune autre demande en justice antérieure de Mme [N] veuve [T] (assignation, demande d’aide juridictionnelle) ni de plainte avec constitution de partie civile devant une juridiction répressive ou demande devant toute autre juridiction, fût-ce-t-elle incompétente, afin de justifier d’une interruption de la prescription.
Le déroulement de l’enquête pénale pour tenter de déterminer l’existence d’une faute imputable ou non au pilote et les tentatives de règlement amiable avec la compagnie d’assurances en l’absence de reconnaissance de responsabilité du transporteur (Cass. 1ère Civ. 5 février 2014, n°13-10.791) ne sont pas constitutifs de suspension ou d’interruption du délai biennal, la première chambre civile de la Cour de Cassation étant venue préciser par un arrêt rendu le 11 mai 2022 (n°21-16.647) que l’ignorance d’une faute imputable au pilote ne saurait caractériser une impossibilité d’agir.
Il convient de relever que l’article 2235 du code civil dispose que la prescription ne court pas ou est suspendue contre les mineurs non émancipés, ce qui est le cas de [S] et [K] [T].
Cependant, la suspension de la prescription dont bénéficient les mineures leurs sont purement personnelles et cesse de produire effet à l’égard des parties subrogées dans leurs droits, Mme [M] [N] veuve [T] ayant saisi le tribunal judiciaire d’Amiens, tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineures, [S] et [K] [T].
Dans ces conditions, il convient de déclarer les demandes indemnitaires de Mme [M] [N] veuve [T] tant en son nom personnelle qu’au nom de ses filles prescrites et partant, irrecevables.
[…]
PAR CES MOTIFS
Le juge de la mise en état, statuant publiquement, par ordonnance contradictoire et en premier ressort, mise à disposition au greffe,
DECLARE IRRECEVABLE l’action de Mme [M] [N] veuve [T] agissant tant en son nom personnel qu’en sa qualité de représentante légale de ses deux enfants mineures, [S] et [K] [T], en ce qu’elle est prescrite sur le fondement de l’article 789-6 du code de procédure civile ;
DEBOUTE la compagnie d’assurances XL Insurance Company SE de sa demande de condamnation au titre de l’article 700 du code de procédure civile ;
DIT que chacune des parties conservera à sa charge ses propres dépens ;
DEBOUTE les parties du surplus des demandes ;
CONSTATE l’extinction de l’instance ;
ORDONNE l’exécution provisoire nonobstant appel.
La présente ordonnance, rendue par mise à disposition des parties au greffe, a été signée par Rachel LALOST, juge de la mise en état et Hassan MNAIMNE, greffier.