Droit Aerien

Préjudices corporels/Deuil pathologique

Distinction entre préjudice d’affection et souffrances endurées pour l’ayant droit d’une victime directe décédée – Cass. crim., 14 mai 2019, n° 18-85.616

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Sur le second moyen de cassation, fondé sur le principe de réparation intégrale, le FGAO conteste l'indemnisation des souffrances endurées par les proches de la victime, distinctes du préjudice d'affection déjà indemnisé. La Cour de cassation rejette ce moyen, estimant que la cour d'appel a caractérisé l'existence d'un préjudice extrapatrimonial distinct, justifiant ainsi sa décision.

LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de Justice à PARIS, a rendu l’arrêt suivant :

Statuant sur le pourvoi formé par :

— Le Fonds de garantie des assurances obligatoires de dommages (FGAO),

contre l’arrêt de la cour d’appel de CAEN, chambre correctionnelle, en date du 20 avril 2018, qui, dans la procédure suivie contre M. O… F… du chef d’homicide involontaire, a prononcé sur les intérêts civils ;

La COUR, statuant après débats en l’audience publique du 19 mars 2019 où étaient présents dans la formation prévue à l’article 567-1-1 du code de procédure pénale : M. Soulard, président, M. Bellenger, conseiller rapporteur, M. Pers, conseiller de la chambre ;

Greffier de chambre : Mme Guichard ;

Sur le rapport de M. le conseiller Bellenger, les observations de la société civile professionnelle DELVOLVÉ et TRICHET, avocat en la Cour, et les conclusions de M. le premier avocat général CORDIER ;

Vu le mémoire et les observations complémentaires produits ;

Attendu qu’il résulte de l’arrêt attaqué et des pièces de procédure que M. F… a été définitivement déclaré coupable d’homicide involontaire sur la personne de Q… P… ; que, statuant sur intérêts civils, le tribunal correctionnel a condamné le prévenu au paiement de diverses sommes aux parties civiles, dont celles de 4 000 euros à M. U… P…, mari de la victime, et 5 000 euros à chacun de ses enfants mineurs au titre des souffrances endurées, et a débouté les parties civiles de leur demande d’indemnisation du préjudice d’angoisse de mort imminente ; que le Fonds de garantie des assurances obligatoires (FGAO) a relevé appel de cette décision ;

En cet état :

Sur le second moyen de cassation, pris de la violation du principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime et des articles 591 et 593 du code de procédure pénale ;

« en ce que l’arrêt a condamné M. F… à payer à M. U… P…, au titre des provisions à valoir sur la réparation des souffrances endurées, les sommes de 4 000 euros en son nom personnel et de 5 000 euros pour chacun des trois enfants ;

« aux motifs que « en cause d’appel, M. P… demande sur ce point l’infirmation du jugement entrepris et sollicite une nouvelle expertise psychiatrique pour lui-même et ses trois enfants mineurs W…, H… et L…, afin que soit déterminées les souffrances par eux endurées, distinctes de leur préjudice moral, la date de consolidation et l’éventuel déficit fonctionnel permanent ; qu’il demande également, dans l’attente des conclusions du rapport d’expertise, la condamnation de M. F… au paiement à titre provisionnel d’une somme de 4 500 euros pour lui-même et de 5 000 euros pour chacun de ses enfants ; que le FGAO s’oppose à sa demande, soulignant que le préjudice invoqué aurait déjà été indemnisé par jugement du 20 novembre 2015 au titre du préjudice d’affection et qu’en tout état de cause la demande d’expertise et de versement de provisions serait irrecevable comme nouvelle ; qu’il apparaît toutefois que le préjudice en cause ici est bien distinct du préjudice d’affection indemnisé par décision du 20 novembre 2015, puisqu’il s’agit de réparer non pas le préjudice né de la perte d’une épouse ou d’une mère (peine et deuil normaux), donc issu du rapport à l’autre, mais de réparer un préjudice spécial, celui qui se trouve constitué par le traumatisme psychique, atteinte en leur propre corps subie par M. P… et ses enfants ; qu’or il résulte des conclusions du rapport d’expertise ordonné par le magistrat instructeur et établi le 19 juin 2015 par M. S…, psychiatre, que :

— M. P… a présenté suite au décès de son épouse une réaction de deuil à dimension dépressive, ayant entraîné une incapacité temporaire de travail du 6 septembre 2014 au 1er mars 2015,

— W… P…, alors âgé de 9 ans, a présenté une réaction de deuil avec un devenir incertain, étant précisé qu’un suivi psychologique hebdomadaire a été mis en place aussitôt après le décès de sa mère

— H… P…, alors âgée de 5 ans, a présenté une réaction de deuil d’intensité marquée, avec des éléments dépressifs et un devenir incertain, étant précisé qu’elle a également bénéficié d’un suivi psychologique hebdomadaire après le décès de sa mère,

— L… P…, alors âgée de 4 ans, a présenté une insécurité anxieuse et des troubles du sommeil, étant précisé que comme pour ses frère et soeur, son devenir était incertain et un suivi psychologique hebdomadaire a dû être mis en place après le décès de sa mère ; que l’époux de Q… P… comme ses trois enfants ont donc souffert suite aux faits survenus le 6 septembre 2014 d’un traumatisme psychique particulier, correspondant à une atteinte directe à leur intégrité corporelle de dimension psychique, préjudice spécial qui doit être réparé distinctement de leur préjudice moral ou d’affection ; qu’il apparaît également qu’ à la date du rapport d’expertise du 19 juin 2015, soit 9 mois après les faits, l’état psychique de M. P…, époux de la victime et de ses trois enfants mineurs W…, H… et L…, n’était pas encore consolidé ; que les sommes allouées dans le jugement du 8 septembre 2016 n’ont donc pu l’être que pour les souffrances endurées et à titre provisionnel, ainsi que l’avait d’ailleurs sollicité M. P… et contrairement à la décision du tribunal correctionnel qui a statué, à tort, comme s’il s’agissait d’indemnités définitives ; que la demande n’est de toute façon pas nouvelle et d’ailleurs le tribunal avait mentionné l’absence de consolidation, et sera jugée recevable, tout comme la demande d’expertise, qui seule permettra d’évaluer les souffrances endurées, la date de consolidation et les éventuels déficits fonctionnels permanents donc de déterminer définitivement les sommes propres à réparer intégralement le préjudice invoqué dès la première instance par l’époux et les enfants de Q… P… ; qu’il convient donc de faire partiellement droit à la demande de M. P… en son nom personnel et en qualité de représentant légal de ses enfants mineurs W…, H… et L… et :

— d’ordonner, afin de mettre la cour en mesure de procéder à l’évaluation complète du préjudice subi, une expertise psychiatrique confiée à M. S…, psychiatre, aux fins d’évaluer les souffrances psychiques subies par M. P…, W… P…, H… P… et L… P… du fait de l’accident survenu le 6 septembre 2014, fixer une date de consolidation, définir pour chacun d’entre eux s’il existe un déficit fonctionnel permanent et le cas échéant l’évaluer,

— de condamner M. F… au paiement à titre provisionnel :

— d’une somme de 4 000 euros à M. P… en son nom personnel,

— d’une somme de 5 000 euros à chacun des enfants mineurs W… P…, H… P… et L… P…, représentés par leur père » ;

« alors que si le juge peut allouer à la victime par ricochet une indemnisation au titre des souffrances endurées et du déficit fonctionnel permanent, en plus de celle déjà allouée au titre du préjudice d’affection, c’est à la condition de caractériser une atteinte distincte de celle résultant de la dimension pathologique du deuil déjà réparée au titre de ce poste de préjudice ; que la cour d’appel ne pouvait dès lors, sauf à indemniser une nouvelle fois un préjudice déjà indemnisé, allouer aux consorts P… diverses sommes, à titre provisionnel dans l’attente de la liquidation définitive, en raison de la dimension marquée, voire dépressive pour certains, de la réaction de deuil, sans caractériser en quoi cette atteinte était distincte de celle résultant de la dimension pathologique du deuil réparée par ailleurs, par jugement du 20 novembre 2015, par l’allocation de la somme de 30 000 euros à chacun d’eux au titre du préjudice d’affection » ;

Attendu que, pour allouer une provision de 4 000 euros à M. P…, en son nom personnel, et de 5 000 euros, en qualité de représentant légal, pour chacun de ses enfants mineurs, au titre des souffrances endurées, l’arrêt énonce que le préjudice en cause est bien distinct du préjudice d’affection indemnisé par décision du 20 novembre 2015, puisqu’il s’agit de réparer non pas le préjudice né de la perte d’une épouse ou d’une mère, peine et deuil normaux, donc issu du rapport à l’autre, mais de réparer un préjudice spécial, celui qui se trouve constitué par le traumatisme psychique, atteinte en leur propre corps, subi par M. P… et ses enfants ;

Attendu qu’en statuant ainsi, et dès lors qu’elle a caractérisé l’existence d’un préjudice extrapatrimonial, distinct du préjudice d’affection déjà réparé, la cour d’appel a justifié sa décision ;

D’où il suit que le moyen n’est pas fondé ;

[…]